Départ pour l'Oberland bernois
L’Oberland ! Les Glaciers ! A ces mots, le Bernois le plus insensible, le plus blasé sur la vue de ces belles montagnes, qu’il a eues toute sa vie devant les yeux, éprouve avec une vive émotion le désir d’accompagner l’ami qui manifeste l’intention d’aller visiter ces contrées.
Johann Rudolf Wyss, Voyage dans l’Oberland bernois, t. I, p. 175
Voyager en Suisse il y a deux cents ans, c’est en effet avant tout partir à la découverte de ses montagnes et pour cela Berne est un point de départ idéal. La route qui mène à Thoune et que l’on parcourt à l’époque en environ quatre heures, offre un panorama grandiose à l’étranger qui découvre pour la première fois le massif de la Jungfrau, ici au bord de l’Aar, quelques kilomètres au sud de Berne.
Unterseen
Dans une aquarelle de Gabriel Matthias Lory, le pont en caissons situé devant le village d’Unterseen est à la fois lieu d’arrivée et scène de théâtre ; munis de grands bâtons, les touristes arrivant admirent le panorama légendaire dominé par la Jungfrau. Deux gentlemen accompagnés de chiens jaugent les villageoises, alors qu’un paysan guide son bétail sur le pont.
Un artiste, carton à dessins sous le bras et accompagné d’un petit assistant, se prépare à mettre ce monde en image. Il obéit en cela à une mode : depuis la parution du poème Les Alpes d’Albrecht von Haller, les tours de l’Oberland bernois étaient en vogue auprès des voyageurs de toute l’Europe et il s’agissait d’en ramener des souvenirs chez soi…
Arrivée à Grindelwald
Les étrangers ne trouvent nulle part l’occasion d’observer les merveilles qu’offrent les glaciers d’une manière aussi commode et aussi exempte de tout danger qu’au Grindelwald.
Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, p. 326-327
Partis d’Unterseen, deux couples de touristes arrivent à une auberge de Grindelwald, sous l’œil intrigué d’un couple de paysans. En ce début de XIXe siècle, l’hébergement hôtelier n’en est qu’à ses balbutiements et dans plusieurs villages de l’Oberland bernois ce sont les pasteurs locaux qui proposent aux étrangers de passage le gite et le couvert.
Eiger, Mönch et Jungfrau
Quoique préparés […] à ce grand spectacle, il nous sera impossible de réprimer un cri d’admiration, au moment où le dernier contour du sentier nous placera en face du colosse, sur une espèce d’amphithéâtre d’où nous pourrons le contempler sans voile.
Gabriel Lory "Fils", Voyage pittoresque de l'Oberland bernois
Bâton de marche en main, sac au dos et gourde en bandoulière, deux touristes parvenus à Wengernalp découvrent le panorama de l’Eiger, du Mönch et de la Jungfrau. Déjà installés sur le pâturage, trois autres, montés à cheval, se reposent et profitent pour déguster une nourriture d’alpage que leur apportent des bergers. Mise en garde toutefois des guides de voyage de l’époque :
[...] nous ne recommanderions comme nourriture bienfaisante que le lait, la crème, le petit-lait et le ceré. […] les fromages salés et les salaisons de porc dont ont fait usage sur nos montagnes, sont des aliments qui exigent un bon estomac et une certaines habitude pour les supporter.
Johann Rudolf Wyss, Voyage dans l’Oberland bernois, t. I, p. 10
Le Rosenlaui en chaise à porteurs
Les voyages en Suisse sont singulièrement propres à fortifier la santé.
Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, p. 7
Les anciens guides sont unanimes quant aux bienfaits de la marche à pied dans les Alpes. Ebranlement des muscles, abondante transpiration, respiration d’un air pur : l’effort physique stimule le corps. Le paysage varié entretient quant à lui l’esprit. Mais pour certains, la difficulté est trop grande : on a alors recourt à des montures ou des chaises à porteurs.
La conquête du Faulhorn
Cette vue, légèrement postérieure au milieu du XIXe siècle, présente le panorama depuis le Faulhorn. Au premier plan, deux mondes se font face. Un chasseur de chamois et deux bergers (l’un cor des Alpes en main) entourés de leur troupeau ne paraissent prêter aucune attention à la quinzaine d’individus qui, fiers d’avoir rejoint le sommet, contemplent le panorama qui s’offre à eux. Derrière le Reeti et Simelihorn, surgissent les fameux géants : Wetterhorn, Schreckhorn, Finsteraarhorn, Eiger, Mönch et bien évidement la Jungfrau. On notera également la présence d’une véritable troupe de porteurs dont on pouvait louer les services à partir d’Unterseen.
En route pour le Rigi
L’essor du tourisme provoque le développement des infrastructures montagnardes. Une gouache de Johann Heinrich Bleuler montre l’auberge du Rigi-Staffel située au bord du plateau sommital. Qu’ils fussent à pied ou à cheval, les voyageurs passaient le Rigi-Staffel en route vers le sommet encore plus élevé du Rigi-Kulm. Construit en 1817, le Staffelhaus accueillait ceux qui n’avaient pas trouvé de place à l’auberge du Kulm, ouverte en 1816 déjà. Pour loger le plus près possible du sommet si apprécié, le guide Baedeker de 1844 recommandait :
dès que l’on arrive dans l’une des localités au pied du Rigi, l’on envoie un garçon au Kulmhaus pour y réserver des chambres.
Karl Baedeker, Die Schweiz: Handbüchlein für Reisende, p. 98 (édition allemande)
Rigi Kulm
Les guides de voyage vantaient les levers de soleil au Rigi-Kulm. Les spectateurs arrivèrent bientôt en masse.
Des gens de toutes les classes de la société, du simple garçon de course au rejeton de famille princière, s’y retrouvent unis par le même dessein. On y entend pêle-mêle toutes les langues de l’Europe. La maison de bois est pleine de guides, domestiques, courriers et servantes. Les pas et les voix ne s’éteignent que tard le soir, et il n’est pas rare que, dans l’enthousiasme de la jeunesse, une troupe de joyeux étudiants fasse nuit blanche en chantant et trinquant, sans songer naturellement qu’ils troublent le sommeil, si nécessaire après tant d’efforts, de promeneurs plus avancés en âge.
Karl Baedeker, Die Schweiz: Handbüchlein für Reisende, p. 104-105 (édition allemande)
En plein blizzard
Si la montée au Rigi-Kulm passait pour ne pas présenter de difficultés par beau temps, il en allait autrement en cas de pluie ou de neige soudaine. Par mauvais temps, le Baedeker conseillait de prendre toujours la route en compagnie d’un guide, qu’on fût à cheval ou à dos de de mulet, ou encore en chaise à porteurs, et indiquait aussi les prix auxquels s’attendre.
Le prix habituel d’un cheval ou d’un mulet est de 9 francs jusqu’au sommet, et de 6 pour le retour le lendemain, ou de 9 par un autre chemin. Le palefrenier fait en même temps office de guide. Les porteurs touchent chacun 9 francs pour la montée, puis pour la descente. Un guide, tenu de porter 20 livres de bagages, peut exiger 6 francs par jour. Les garçons et jeunes hommes montrent volontiers le chemin du Rigi pour 2 à 3 francs et portent encore un manteau.
Karl Baedeker, Die Schweiz: Handbüchlein für Reisende, p. 97 (édition allemande)
Vue circulaire depuis le Rigi
Le meilleur point de vue pour admirer le panorama alpin du Rigi était une tour de bois installée au sommet de la montagne. Ce belvédère est au centre d’un panorama circulaire qui cartographie avec précision les montagnes et lacs environnants. Le Baedeker de 1844 décrit lui aussi la beauté de l’aurore et la lente apparition de l’horizon.
Une lueur à l’est, devant laquelle le scintillement des étoiles pâlit peu à peu, est le premier messager du jour qui commence. La lueur se transforme en un bord doré à l’horizon, qui jette une lumière rouge pâle sur les sommets enneigés des Alpes bernoises. L’un après l’autre, les sommets revêtent l’apparence dorée, le sombre espace entre l’horizon et le Rigi s’éclaircit ; forêts, lacs, collines, rivières, villes et villages apparaissent, tout en conservant un aspect figé jusqu’à ce le disque rouge du soleil surgisse derrière les montagnes, monte rapidement, jette ses rayons sur le paysage et enflamme tout.
Karl Baedeker, Die Schweiz: Handbüchlein für Reisende, p. 106 (édition allemande)
Une vue à 360 degrés
La tour de bois précédemment évoquée se retrouve ici au premier plan d’un vaste panorama à 360 degrés, agrémenté d’une abondante légende topographique.
Sur les anciens sentiers à travers les Alpes
Le col de la Furka était déjà dans l’Antiquité un axe de passage important entre le Valais et la vallée d'Urseren du côté uranais. Au pied de celui-ci, à Gletsch, est inauguré en 1830 un premier hôtel. Encore modeste, il ne possède que douze lits. Sans doute le couple de touristes représenté ici y séjourne-t-il et profite d’admirer la vue panoramique qui s’offre au marcheur quelques centaines de mètres plus haut.
Le Saint-Gothard dans la neige
Avant de vous exposer à un pas dangereux, rassasiez pour ainsi dire vous yeux de l’aspect du précipice, jusqu’à ce que tout l’effet qui peut produire sur votre imagination soit épuisé, et que vous vous trouviez capable de le contempler de sang-froid.
Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, p. 42
Le peintre Johann Gottfried Jentzsch, originaire de Saxe, se rendit en Italie au printemps 1802. Cette gravure témoigne de son passage par le col du Saint-Gothard, à une époque où aucune route carrossable ne traversait les Alpes suisses. L’ancien sentier muletier était alors le seul axe de passage permettant de relier le canton d'Uri à la Léventine. Pour se préserver de l’ophtalmie des neiges, plusieurs voyageurs se sont recouverts la tête d’un voile noir.
Arrivée à l'hospice du Saint-Gothard
Tout jeune homme dans la fleur de la jeunesse et de la santé doit être en état de parcourir des pays éloignés son petit paquet sur le dos et son bâton à la main.
Johann Gottfried Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, p. 28
Un groupe de voyageurs parvient à l’hospice du col du Saint-Gothard, alors qu’au premier plan à droite, l’un des voyageurs s’est accroupi pour croquer les environs enneigés.
Arrivée au lac du Grand-Saint-Bernard
Montés depuis le versant italien, trois hommes sont parvenus au lac du col du Grand-Saint-Bernard. A quelques centaines de mètres les attend l’hospice tenu par les chanoines. On remarque les attributs incontournables du voyageur : le long bâton, qui est à la fois une arme et une aide à la marche dans les terrains difficiles, et la "bouteille empaillée" comme on l’appelait à l’époque, c’est-à-dire une gourde portée en bandoulière dont les experts conseillent de remplir d’un breuvage fortifiant… l’eau se trouvant déjà en abondance dans la nature !
La vertigineuse Gemmi
Le 29 [juillet 1728], nous nous préparâmes à monter le Gemmi, l’objet de la frayeur de tous ceux qui vont prendre les eaux. C’est une montagne escarpée toute d’un seul roc, élevée extrêmement et où personne ne chercherait un chemin. Il y en a un pourtant et même très bon.
Albrecht von Haller, Récit du premier voyage dans les Alpes, p. 15 (édition postérieure d'un journal de voyage)
Les vertus des sources thermales de Loèche-les-Bains sont renommées loin à la ronde depuis le Moyen-Âge. Surplombant le village, le col de la Gemmi était autrefois un axe de passage important entre Berne et le Valais. Ebel en parle comme « incontestablement le passage de montagne le plus curieux qu’il y ait dans toute la Suisse » et raconte que les malades du Nord de la Suisse qui se rendaient pour raison de santé à Loèche étaient descendus sur le sentier au milieu de la paroi sur des brancards.
Repos à Kandersteg
Une fois parvenu au sommet du col de la Gemmi, le plus dur est désormais derrière : le chemin longe alors le Daubensee avant de descendre en direction de Kandersteg, où les voyageurs peuvent se ressourcer à l’auberge. A partir de là, la route est carrossable et permet de rejoindre sans encombre Frutigen, puis Thoune.
Contemplation de la Mer de Glace
Si le séjour en haute montagne, milieu impressionnant et périlleux, passait pour audacieux, les voyageurs ne souhaitaient en revanche pas renoncer à un certain confort. Les touristes contemplent ici la Mer de Glace depuis le Montenvers, devant une cabane désignée comme l’Hôpital de Blair – Utile Dulci, du nom du britannique Charles Blair qui finança sa construction. A partir de 1779, les voyageurs pouvaient s’y abriter du froid et des chutes de neige subites. L’utile s’y joignait à l’agréable, puisque l’on pouvait contempler le terrifiant chaos de glace de l’intérieur, protégé des éléments et à bonne distance.
Au coeur du massif du Mont Blanc
Le monde alpestre devint très vite un objet d’étude des naturalistes amateurs. Les rochers déchiquetés dominant le glacier du Tacul se prêtaient particulièrement bien aux études savantes. Leurs étranges formes rappelaient des aiguilles acérées. Même Goethe formula une thèse concernant l’apparence étrange de la roche.
Les sommets des rochers vis-à-vis et même ceux orientés vers le bas de la vallée sont extrêmement pointus, ce qui vient de ce qu’ils sont composés d’une roche dont les couches s’enfoncent presque perpendiculairement dans le sol ; si l’une s’érode, l’autre reste dressée en l’air avec sa pointe…
Johann Wolfgang Goethe, Briefe. Historisch Kritische Ausgabe, t. 3, p. 351 (Lettre du 4 novembre 1779)
Cascade de la Pissevache
Attractions touristiques par excellence, les chutes d’eau étaient fréquemment représentées dans la gravure. Le Genevois Jean-Antoine Linck met habilement en scène la cascade de la Pissevache. A la contempler, on croirait presque entendre le tumulte des masses d’eau ! Aux XVIIIe et XIXe siècles, les voyageurs en louaient la beauté séduisante. Les rayons du soleil s’y reflétaient, enchantant le regard d’un arc-en-ciel multicolore.
Panorama du Léman
Plus à l’ouest, le best-seller de Jean-Jacques Rousseau Julie ou la Nouvelle Héloïse attirait au bord du Léman les rêveurs romantiques de toute l’Europe. Depuis les hauteurs de Lausanne, on découvre ici en compagnie d’un groupe de touristes le lac, les vignobles environnants ou encore le sommet du Mont Blanc visible dans le lointain.
Au milieu des vignobles de La Côte
Les hauteurs dominant le Léman étaient réputées pour leurs vues spectaculaires. Par beau temps, de nombreux voyageurs en entreprenaient l’ascension, à pied ou à cheval, au milieu des vignobles de La Côte. On admirait alors au loin les reflets bleu argent du lac.
Dans une lettre à Charlotte von Stein, Goethe, en voyage en Suisse, se déclare enthousiasmé par le monde qui gît à ses pieds des hauts de Mont-sur-Rolle.
Nous nous mîmes en route avec les chevaux, d’abord pour Mont[-sur-Rolle], et en montant, avions la vue la plus magnifique sur le lac Genève, les montagnes de Savoie et du Valais derrière nous, pûmes reconnaître Lausanne et aussi, à travers un léger brouillard, la région de Genève. Droit en face, nous voyions le Mont-Blanc dominer tous les monts du Faucigny. Le soleil descendit dans la clarté et ce fut un spectacle tel que l’œil humain ne suffit pas à le capter.
Johann Wolfgang Goethe, Briefe. Historisch Kritische Ausgabe, t. 3, p. 325 (Lettre du 24 octobre 1779)
Drame devant Chillon
Plusieurs drames littéraires ont pour cadre le Haut Lac. Sur le sentier côtier non loin du château de Chillon, un enfant risque de se noyer. Sa mère accourt et se jette à son tour à l’eau. C’est Julie, l’héroïne éponyme du roman de Jean-Jacques Rousseau Julie ou la Nouvelle Héloïse, qui parvient certes à sauver sa progéniture, mais succombera quelques temps plus tard. En 1816, lord Byron perpétue le château de Chillon dans le poème The Prisoner of Chillon. François Bonivard mène une existence tragique dans les geôles souterraines du château, jusqu’à ce que les Bernois lui rendent la liberté après leur conquête du pays de Vaud savoyard en 1536.
Un dernier regard
Jetons encore un dernier regard éperdu sur le château de Chillon et la région du Léman avec un Goethe de 30 ans, juste avant que le poète ne prenne la route de Chamonix avec le jeune duc Carl August de Weimar.
Il n’y a pas de mots pour dire la grandeur et la beauté de ce spectacle. Sur le moment, on est soi-même à peine conscient de voir, on se rappelle seulement avec plaisir les noms et formes anciennes des villes et des lieux connus, et l’on est grisé de penser que ce sont bien là les lieux de sagesse que l’on a sous les yeux.
Johann Wolfgang Goethe, Briefe. Historisch Kritische Ausgabe, t. 3, p. 336 (Lettre du 28 octobre 1779)